Amérique du Sud: l’union après la révolution

Le continent sud-américain vit depuis dix ans une transformation politique, économique et sociale sans précédent. Après plusieurs décennies de régimes dictatoriaux et de politiques économiques d’austérité, à la fin des années 90, l’échec patent du modèle chasse l’oligarchie du pouvoir pour y installer un nouvelle classe politique, plus à l’écoute du peuple. L’expérience argentine de 2001 a marqué le continent avec la valse des présidents ne résistant pas quelques jours au slogan du « Que se vayan todos » venant de la rue argentine[1]. Le souffle d’émancipation s’étend aux autres pays d’Amérique du Sud comme une trainée de poudre, ce moment de l’histoire est relativement similaire à ce qu’il se passe aujourd’hui dans le monde arabe, il a permis alors d’essayer un nouveau type de politique, plus portée sur la solidarité et la justice sociale.

Identité, citoyenneté et justice sociale

Le principal changement dans la décennie 2000 vient de la reconnaissance dans plusieurs pays du Cône sud des minorités sociales et raciales. L’indigénité est reconnue au Vénézuela, en Bolivie et en Equateur qui changent leur Constitution pour reconnaitre le caractère pluriethnique du peuple. Mais surtout les peuples latino-américains se mettent en marche pour prendre en main leur destin sans que personne ne leur montre le chemin. C’est le retour des principes républicains et de citoyenneté qui reprennent la place d’honneur après deux siècles d’oubli. Le continent s’est en effet libéré de la domination espagnole au début du XIXe siècle grâce à la popularisation des idées des Lumières et de la Révolution française au sein d’une élite composé d’écrivains, d’intellectuels, d’hommes de religion, de militants des droits de l’Homme, jusqu’à des franges de l’armée. Aujourd’hui, c’est la figure du libérateur Simon Bolivar qui rejaillit, un chef militaire ayant combattu dès la première heure les forces espagnoles en parcourant le continent de l’Argentine à la Grande Colombie (Vénézuela, Colombie, Equateur). Les peuples latino-américains et leurs gouvernements utilisent cette figure pour revendiquer aujourd’hui la place de la citoyenneté, de la solidarité, de la justice sociale et de l’indépendance vis-à-vis des intérêts étrangers, qui ont empêché le développement d’une économie stable et la répartition des richesses. La construction d’un espace régional unifié entre les pays du continent sud-américain entend répondre à ces nouvelles exigences. Les pays se sont engagés dans la création de cet espace au travers de la constitution de l’Union des Nations Sud-Américaines, UNASUR, officiellement créée en mai 2008, et qui met en avant ces nouvelles valeurs progressistes.

Il s’agit d’une organisation intergouvernementale politique et économique qui rassemble tous les pays du continent à l’exception de la Guyane française. L’UNASUR se donne comme objectif de « construire un espace d’intégration et d’union culturel, social, économique et politique entre ses peuples »[2] avec pour ligne de mire « d’éliminer les inégalités socioéconomiques, réussir l’inclusion social et la participation citoyenne, renforcer la démocratie et réduire les asymétries dans le cadre d’un renforcement de la souveraineté et de l’indépendance des Etats ».

La dure marche vers la souveraineté alimentaire et industrielle

Répondre à cet objectif d’intégration représente un véritable défi pour les pays de l’UNASUR, l’Amérique du Sud part d’une situation économique très éloignée des économies occidentales. Les économies locales sont fragilisées par plusieurs siècles de spécialisation des productions en produits de base pour l’exportation. La période coloniale a transformé des économies locales autosuffisantes avec une politique d’extraction de matières premières à destination exclusive de leur métropole, pour asseoir la puissance de l’Espagne et du Portugal face à la France et l’Angleterre. Après l’indépendance et jusqu’à aujourd’hui, le principe de spécialisation demeure, il a été approfondi par les politiques d’austérité généralisées dans le continent pendant les trente dernières années du XXe siècle, bradant au privé le peu de services publics de sécurité et de santé, l’industrie nationale et le système bancaire.

Le commerce équitable a permis en premier  à des producteurs de percevoir des revenus décents et la demande en produits biologiques transforme peu à peu les méthodes de production en réintégrant les savoirs ancestraux à la place des intrants chimiques toxiques pour les terres et les hommes. Mais il n’est pas suffisant pour sortir les pays du modèle extractiviste et spécialisé. Le commerce biologique et équitable demande certes des surfaces plus petites et diversifiées, mais la souveraineté alimentaire est toujours loin d’être acquise sur le continent. L’Amérique du Sud doit répondre au défi majeur de relocalisation de l’économie, seule garante de la souveraineté alimentaire que met en avant le traitée de 2008. L’UNASUR s’engage dans la voie de la diversification des productions alimentaires et industrielles dans un contexte où le Brésil et l’Argentine deviennent des champions internationaux de l’exportation de soja pour nourrir le bétail européen. La convergence des économies du continent est un défi majeur quand on voit la répartition des productions entre les pays, et l’intensification du commerce intra-régional part d’une situation très difficile, très différente de l’Europe où 70% des échanges internationaux se font à l’intérieur du continent. En Amérique du Sud, les échanges internationaux se font en majorité avec les pays du Nord.

D’autres défis à affronter sur plusieurs niveaux

Les pays de l’UNASUR entreprennent la voie de la diversification de leur économie mais ils le font en affrontant d’autres immenses défis. D’abord au niveau national, la diversification des productions passent par la répartition des richesses et notamment la répartition juste des terres. Les revendications des mouvements comme celui des « sans terre » au Brésil sont écoutées par le gouvernement du Parti des Travailleurs de Lula et de Dilma Roussef aujourd’hui. Mais il est caractéristique de voir que même un gouvernement progressiste, porté par le mouvement social, peine à effectuer une véritable réforme agraire cassant la concentration des terres entre quelques Latinfundios. Le risque majeur est d’affronter de manière trop frontale les intérêts nationaux et étrangers, la mémoire est encore vive dans les esprits d’un passé commun jonché de coups d’Etat, appuyés par des multinationales étrangères. De Salvator Allende, renversé le 11 septembre 1973, à l’exil forcé de Manuel Zelaya au Honduras le 28 juin 2009, en passant par la tentative de coup d’Etat à l’encontre de Rafael Correa en septembre 2010, les gouvernements savent à quoi s’en tenir quand ils abordent les questions de justice économique et sociale. La création de l’UNASUR veut répondre à cette menace en unifiant les forces pour mener à bien ces politiques de redistribution et faire barrière aux tentatives de renversement. La non-reconnaissance unanime du nouveau gouvernement hondurien et la condamnation ferme de la tentative de coup d’Etat en Equateur par les pays de l’UNASUR est symptomatique de ce changement.

Un deuxième défi se situe au niveau régional, avec la question de la réelle mise en pratique des valeurs de solidarité et convergences des économies du Cône sud. La réponse à ces principes passe par la répartition des richesses à l’intérieur du continent. Comme nous l’avons vu, les économies sont tournées vers les exportations hors de la zone et le poids des économies brésilienne, argentine et vénézuélienne rend difficile des négociations équilibrées avec les pays plus « petits » comme l’Equateur ou la Bolivie. La recherche de convergence passe par des transferts de fonds massifs des économies plus puissantes vers les économies plus fragiles en dehors de toute volonté hégémonique. Cela passe par le financement de projets répondant aux principes de souveraineté nationale là où un pays comme le Brésil serait tenté d’investir directement son capital pour posséder l’appareil de production de ces voisins. Certains pays seraient tentés de privilégier le financement des infrastructures sur celui plus nécessaire des secteurs sociaux et de l’agriculture.

Le troisième grand défi est de former une union qui résiste aux chocs financiers de l’économie internationale. Les économies du continent sont parmi les premières à avoir souffert des attaques spéculatives sur leur système financier et sur leur monnaie. L’Equateur a dû adopter le dollar comme monnaie nationale après l’effondrement de son système bancaire en 1998. En 2001, le peso argentin a perdu toute valeur après que la parité fixe 1 peso=1 dollar ait été abandonnée. Avec ces nombreuses expériences douloureuses, l’UNASUR souhaite se protéger de l’instabilité de l’économie mondiale, et réduire sa dépendance vis-à-vis du dollar étasunien. Le fait que toutes les transactions entre les pays du Cône sud se règle en dollar ajoute à la dépendance et coûte très cher aux acteurs économiques.

La réponse de l’UNASUR à ses grands défis passe par la mise en place de ce qu’on appelle une Nouvelle Architecture Financière Régionale. Cette NAFR doit trouver des solutions financières innovantes pour répondre au développement de l’économie locale, des relations économiques régionales et pour protéger ces économies naissantes des menaces extérieures (voir les extraits de notre entretien avec Pedro Paez). D’abord, nous constatons qu’au sein des économies nationales, les pays s’appuient de plus en plus sur les expériences de l’Economie Sociale et Solidaire et du commerce équitable pour promouvoir de nouvelles manières de produire à l’intérieur de continent. Pour plus de cohésion au niveau continental, sept pays de l’UNASUR ont décidé la création d’une Banque de développement régionale, la Banque du Sud, et ont affirmé la nécessité d’une monnaie régionale commune et d’une alternative au Fond Monétaire International (FMI). Mais pour le moment, il ne reste dans la mise en pratique que la Banque du Sud, sans son outil, la monnaie commune et sans l’alternative au FMI. La monnaie commune SUCRE a tout de même été adoptée par trois pays de l’UNASUR, également membres d’un autre espace économique, l’ALBA (Alliance Bolivarienne pour le Peuple de Notre Amérique). Ces trois pays ont l’espoir de bousculer les priorités politiques des partenaires de l’UNASUR et de convaincre de l’utilité d’avancer sur le pilier de la monnaie.

L’avancée depuis dix ans prend du temps mais est incontestable. Les peuples des pays d’Amérique du Sud se rendent compte qu’ils partagent une destinée commune et leurs gouvernements ne peuvent plus faire machine arrière dans l’union sans apparaitre comme les briseurs d’unité auprès de leur électorat. Même la Colombie, dont le gouvernement n’a pas la même couleur politique que la plupart des pays, se rapproche de ce mouvement. La réconciliation entre le Vénézuela et la Colombie lors des accords de Carthagène du 10 avril dernier est un événement majeur, preuve que ces pays ne peuvent plus s’ignorer et qu’ils doivent marcher dans une même direction plutôt que se laisser guider par des interférences extérieures. L’analyse des réalisations du peuple et mouvement social latino-américain et de leur gouvernement, est une source d’inspiration pour les peuples qui recherchent la liberté. Les révolutions à l’œuvre en Amérique du Sud nous laissent entrevoir ce qui peut peut-être se réaliser maintenant dans le monde arabe poussé par les mêmes aspirations vers la liberté.


[2] Acte de fondation de l’UNASUR