Repères historiques

Nestor Kirchner

La disparition soudaine de Néstor Kirchner en octobre dernier a surpris l’ensemble de la population argentine. Les murs de Buenos Aires sont encore recouverts de nombreux messages le remerciant et soutenant sa femme Christina Fernandez de Kirchner, actuelle présidente de l’Argentine (depuis 2007).
Les Argentins lui rendent hommage aujourd’hui et pourtant, conquérir leur coeur et leur confiance n’était pas tâche facile. A son arrivée au pouvoir, les Argentins ne croyaient plus en l’action politique et encore moins à sa capacité de transformer les choses. Dès la première année de son mandat, Kirchner organise deux cérémonies inédites : l’une où il demande au commandant en chef de l’Armée de Terre de décrocher les portraits des dictateurs Videla et Bignone des murs du Collège militaire; l’autre où il demande pardon au nom de l’Etat argentin aux milliers de victimes de la dictature. Il transforme l’Ecole Militaire (ESMA) en musée de la mémoire, met à la retraite 44 officiers et change les directions de nombreuses institutions politiques comme la Cour Suprê-me. Enfin, il « propose » de ne pas rembourser 75% de la dette du pays, invoquant la responsabilité des organismes financiers internationaux.

Alors qu’il n’est élu qu’avec 22% des voix, sa côte de popularité atteindra les 70% un an après.

La crise de 2001

Dans les années 80, l’économie mondiale se transforme sous l’influence de politiques néolibérales de Thatcher ou Reagan. Les pays d’Amérique du Sud deviennent alors de véritables laboratoires et voient défiler les mesures de déréglementation, aucun secteur économique n’est épargné.

Dans les années 90, l’Argentine enchaîne les privatisations, les capitaux affluent de l’extérieur, la politique de libéralisation de Menem semble porter ses fruits. La communauté financière internationale applaudit, l’Argentine semble jouir d’une croissance à toute épreuve. Mais cette bonne santé économique n’est qu’une illusion, résultat pervers d’une « économie casino ». En 2001, le pays est touché de plein fouet par une crise sans précédent.


En décembre 2001, l’Argentine va traverser la plus grave banqueroute de cette décennie. Pire qu’en Grèce, pire qu’en Irlande aujourd’hui, la crise argentine est une débâcle économique: les capitaux en devises fuient le pays, les banques refusent les retraits d’argent à la population. L’Argentine sollicite l’aide du Fonds Monétaire International (FMI) qui exige en retour un plan d’austérité très rigoureux. Mais cette fois, le peuple argentin ne l’entend pas de cette manière, il refuse de subir la situation et les mesures que le gouvernement lui prépare. Le pays vit une effervescence sociale spectaculaire. Des assemblées populaires spontanées surgissent dans les quartiers pour s’organiser face à la catastrophe. Des millions d’Argentins redécouvrent la solidarité et se tournent vers les clubs de troc pour assurer leur existence quotidienne. Certains ouvriers refusent la fermeture de leur usine, occupent les locaux et relancent la production malgré l’illégalité devant la loi (mouvement des «empresas recuperadas»). Devant cette situation prérévolutionnaire, le président Fernando de la Rua proclame l’état d’urgence. C’est suffisant pour révolter encore plus le peuple argentin qui assimile cette mesure à un retour de la dictature dans le pays. Ils sont des millions de caserolazos (manifestant au bruit de casseroles) à défiler en réclamant la démission de la totalité de la classe poli-tique, sous le slogan « Que se vayan to-dos ! Que no se quede ni un solo ! » (Qu’ils s’en aillent tous ! Qu’il n’en reste pas un seul !). Le pays vit une grave crise politique. Le président démissionne, et quatre présidents se succèdent à la Casa Rosada en 15 jours. Un consensus s’établit sur l’intérim d’Eduardo Duharte, le temps de convoquer de nouvelles élections. Elles sont remportées par le péroniste Néstor Kirchner face à un autre péroniste désavoué, l’ultralibéral Carlos Menem. Ce dernier préfère se retirer entre les deux tours plu-tôt que de se faire humilier dans un second tour perdu d’avance. Il est en effet un des acteurs majeurs de la débâcle économique que traverse l’Argentine.

Les ingrédients de ce chaos apparaissent en 1983, quand le pays s’ouvre à la démocratie après 7 ans d’un terrorisme d’Etat parmi les plus meurtriers d’Amérique du Sud: des dizaines de milliers de victimes de tortures, 30 000 assassinés, près de 500 « bébés volés » aux disparus et adoptés par des collaborateurs de la dictature, et 1 million d’exilés. Le régime des généraux laissent un profond traumatisme et une dette publique de 45 milliards de dollars, qui a quintuplé sous leur domination. En 1984, une étude de la Banque Mondiale évalue que 40% de cette dette correspond à une fuite massive de capitaux, 33% au remboursement des intérêts cumulés, et 25% à l’armement militaire. Washing-ton insiste pour être remboursé bien que cette somme ait servi à la torture, aux meurtres et à la corruption, ces forfaits étaient pourtant largement connus de l’administration américaine. Pour rééchelonner la dette, le FMI demande l’application du premier plan d’austérité accompa-gné d’une libéralisation importante de l’économie: des privatisations d’entreprises publiques, des déréglementations, et la réduction des dépenses publiques. En 1989, Menem est élu sur la base d’un programme social. Il fait pourtant le contraire en privatisant l’ensemble des entreprises publiques du pays et la sécuri-té sociale en faveur de sociétés étrangères. Il ouvre les marchés financiers aux capitaux à court terme et régule l’hyperinflation par l’instauration de la parité fixe: 1 peso égale 1 dollar. Ce programme ultralibéral est l’aboutissement de plans d’austérité successifs, exigés par le FMI pour « assainir l’économie ».
Pendant les 10 années Menem, le pays va entrer dans le mouvement de la globalisation financière, du clientélisme et de la corruption endémique. Les profits sortent du pays plutôt que d’être réinvestis, les exportations diminuent à cause de la forte valeur du peso sur le marché international, au moment où les autres pays émergents ont dévalué leur monnaie après la crise financière asiatique de 1997. Le pays commence ainsi à se désindustrialiser, le chômage augmente massivement et les recettes de l’Etat se réduisent fortement. Ce qu’on appelait le « miracle argentin » prend du plomb dans l’aile. En 1999, Fernando de la Rua succède à Menem et continue sur la même voie. Il défend l’intenable parité du peso jusqu’à ce que le pays plonge dans la crise financière et politique de 2001.

Malgré l’extrême instabilité politique que provoque la crise de 2001, il est hors de question que l’armée reprenne les rênes du pouvoir. Les Argentins ne veulent plus être gouvernés ni par une junte militaire, ni par des politiques ultralibérales, ni par le FMI. Néstor Kirchner va rétablir la situation économique et sociale du pays en refusant de rembourser 75% de la dette du pays et en mettant en place le Plan Jefes y Jefas, programme à destination des chômeurs et des populations les plus pauvres du pays. Aujourd’hui, l’économie s’estrétablie mais le niveau de vie des Argentins n’est toujours pas celui qu’il était au début des années 90. 35% de la popula-tion vit toujours sous le seuil de pauvreté (contre 24% alors) et une large part des classes moyennes qui a plongé dans la pauvreté n’a pas réussi à retrouver son niveau antérieur. La mesure la plus marquante du mandat Kirchner reste la suspension des différentes lois d’amnistie que les bourreaux de la dictature avaient eux-mêmes promulguées avant de quitter le pouvoir. Le pays vit actuellement un grand bouleversement mémoriel. Depuis septembre 2010, on assiste à ce que l’on appelle un printemps judiciaire. Les assassins, à commencer par les plus hauts responsables de la junte militaire, répondent enfin de leurs crimes. Peu à peu, et malgré la disparition d’indispensables témoins, la vérité éclate au grand jour.

Pour en savoir plus :
– Naomi Klein, La reprise (The Take), documentaire, 2004
– Marc Saint-Upéry, Le rêve de Bolivar, le défi des gauches sud-américaines, La Découverte, 2007