Pedro Paez répond à TAOA
Pedro Paez, ancien ministre de la coordination économique du gouvernement Correa, est désormais président de la Commission présidentielle pour la Nouvelle Architecture Financière Régionale en Equateur. Sa commission participe aux négociations entre les pays d’Amérique du Sud et à la construction des mécanismes financiers servant l’union des pays du continent.
TAOA : Comment et pourquoi l’intégration régionale se construit ? Quels sont ces atouts et ses limites ? Qu’est-ce que l’UNASUR ? Et la Nouvelle Architecture Financière Régionale (NAFR) ?
Pedro Paez : Il est nécessaire de comprendre le processus d’intégration latino-américain dans le contexte de l’échec de la construction d’une grande nation depuis 200 ans. Une bonne part des contenus transformateurs s’est complètement diluée dans les 30 années de néolibéralisme qui ont réduit les relations économiques des États à une situation basée sur la doctrine britannique de libre-échange, c’est-à-dire sur les avantages comparatifs, et un processus d’ouverture non discriminante des marchés pour tout le continent, totalement perforé par une série de compromis bilatéraux avec les pays du Nord. Ceci a laissé le processus d’intégration sans bases matérielles.
Fruit des limites évidentes de l’intégration, apparait la nécessité de créer un nouvel horizon, et ceci a commencé à se concrétiser, d’abord avec la communauté des nations sud-américaines, transformée ensuite en Union des Nations Sud-Américaines, UNASUR. Cette dernière va acquérir plusieurs dimensions nouvelles non seulement sur le plan économique, mais aussi sur les plans politique, institutionnel, de défense, et avec la construction d’un nouveau discours, très cohérent, qui met en retrait le thème du néolibéralisme et remet en avant le thème de l’identité latino-américaine.
Nous avons encore un grand déficit sur le plan économique et c’est précisément pourquoi apparait la notion de la Nouvelle Architecture Financière comme une condition de base, nécessaire mais non suffisante, pour entreprendre un processus de transformation et d’intégration économique qui va au-delà de la spécialisation néolibérale des espaces nationaux.
TAOA : Qu’est ce que la Nouvelle Architecture Financière Régionale?
PP : La NAFR repose sur trois piliers La Banque du Sud est le premier pilier, cette nouvelle banque de développement permet d’installer un nouveau jeu de priorités en mettant au premier plan la souveraineté alimentaire, la souveraineté en matière de santé, la souveraineté énergétique et dans la production de connaissance ainsi que le financement de l’économie populaire. Elle sera en charge du déploiement d’un réseau d’infrastructures qui réorganise véritablement l’espace dans une perspective nationale et continentale. Enfin elle sera en charge d’une quantité d’autres éléments qui ne s’assemblent pas spontanément sur le marché et qui nécessitent une construction de long terme. Dans ce sens, la Banque du Sud apparait comme une banque pour un développement d’un nouveau type, chargé de réinstaller de la cohérence entre production et consommation sur le plan continental, en rompant avec le modèle d’extraction des matières premières qui nous a rendus dépendants du Nord.
Pour réussir sur ces points, nous avons besoin d’un deuxième pilier central qui est la monnaie commune, conçu comme une monnaie complémentaire qui nous dispense de l’usage des devises fortes extrarégionales : le dollar et l’euro. Jusqu’à ce jour, les transactions entre les pays latino-américains se font en monnaie « dure » externe, en dollars. Dès que quelqu’un fait un échange, nous sommes forcés pour des raisons institutionnelles et idéologiques à utiliser le dollar et à passer au travers des systèmes de paiement des Etats-Unis jusqu’à la Réserve Fédérale des Etats-Unis, quand nous pourrions avoir des connections directes entre banques centrales, des connections horizontales entre les différents secteurs de production. Et c’est précisément ce que nous sommes en train de réussir avec le SUCRE, cette « carte de crédit réciproque» qui s’ouvre d’une banque centrale à une autre et qui permet de réduire l’utilisation des dollars, et de réduire ainsi la pression artificielle sur les termes de l’échange.
Maintenant, ces deux piliers fondamentaux nécessitent une barrière de protection face à l’hostilité des marchés financiers internationaux qui peuvent provoquer une attaque spéculative à n’importe quel moment. Les marchés financiers peuvent freiner la continuité des processus démocratiques et des processus progressistes de transformation que génère ce nouvel horizon d’intégration. C’est pour cela que nous avons besoin de construire rapidement une alternative au Fond Monétaire International avec la connexion directe des banques centrales du continent et un réseau de sécurité financière qui aura en son sein un fonds commun de réserves. Cette alternative au FMI permet d’avoir un effet dissuasif sur d’éventuelles attaques spéculatives.
Ces trois piliers basiques de la Nouvelle Architecture Financière Régionale sont les prémisses centrales pour une récupération des capacités nationales et, dans l’ambition de l’UNASUR, pour la redéfinition du modèle de développement et la mise au premier plan de ce que les Constitutions de l’Equateur et de Bolivie ont consigné comme le Sumak Kawsay (Buen Vivir), mieux traduit comme le Vivre en Plénitude.
TAOA : Comment fonctionne le SUCRE techniquement et ce qu’il apporte comme avantages ?
PP : Pour éviter toute distorsion, prenons deux pays qui ne participent pas au SUCRE : le Pérou et l’Argentine. Si un importateur péruvien souhaite importer quelque chose de l’Argentine pour payer son achat, il contactera une banque privée au Pérou, qui a une banque correspondante aux USA, qui passe par le Réserve Fédérale des USA jusqu’à la banque correspondante de l’exportateur argentin aux USA, qui passe elle-même le paiement à la banque de l’exportateur en Argentine, et de là seulement l’exportateur argentin reçoit son paiement. Chacun de ces passages vont se faire en dollars et comporte une commission, un coût, un temps et un risque. Le SUCRE établit une relation directe entre les banques centrales sans passer par les USA et sans acheter des dollars. Une fois que la transaction s’est réalisée entre l’importateur et l’exportateur, le paiement se fait immédiatement, en temps réel à travers les systèmes de paiement des banques centrales.
Avec moins d’intermédiaires dans la transaction, le processus se simplifie et coute moins cher. Nous pouvons établir un marché intracontinental qui facilite le recyclage plus efficient des liquidités et qui évite la situation actuelle où dans le nord la banque centrale américaine finance les banques à 0% pendant qu’ici les mêmes fonds sont prêtés à 8% ou 12%. Rompre avec cela est une condition nécessaire mais non suffisante pour d’autres perspectives de développement.
TAOA : La nouvelle architecture financière semble bien répondre à un objectif social et solidaire, mais en quoi peut-on dire que le SUCRE est une monnaie sociale et solidaire en soi ?
PP : Nous avons besoin d’une monnaie qui arrête d’être le véhicule de l’exploitation, de la spéculation, le véhicule de l’extraction de ressources et des revenus de nos pays, le véhicule de la dépendance, du retard, du blocage de possibilités productives, comme c’est le cas aujourd’hui à travers l’utilisation du dollar ou de l’euro. Pour cette raison, nous devons construire une monnaie qui soit au contraire une monnaie véhicule du travail des gens, qui permette de rendre soutenable le déploiement d’autres logiques productives, tout autre que celles du grand capital financier transnational et son filtre sur les projets productifs qui peuvent se déployer et ceux qui ne le peuvent pas.
Ce que nous sommes en train de créer avec le SUCRE est un moyen de paiement alternatif, ouvrant des crédits mutuels, dans la connaissance de l’autre, dans la construction d’une relation de long terme de confiance, ce qui est à l’origine du concept même de crédit, du latin credere, croire en l’autre. Partant de là, ceci implique le renforcement d’autres logiques communautaires qui précisément ne sont pas celle dont le marché a besoin, et que pire, le marché essaie de diluer et d’atomiser. Si ceci, nous le répliquons comme c’est le cas en Equateur, au niveau des microrégions, avec la participation des producteurs locaux, des municipalités et des gouvernements régionaux, des coopératives, des caisses d’épargne, etc., nous établissons un circuit de paiement qui n’utilise pas ou qui épargne le dollar, qui est à ce jour la monnaie de recours.
C’est dans ce sens que ce que nous construisons maintenant est un espace de souveraineté supranational, le SUCRE entre pays, qui peut avoir des répliques au niveau local sans nécessité de rompre avec la monnaie nationale. Parce que, basiquement, ce que nous établissons, c’est une monnaie virtuelle qui redéfinit les circuits de paiements, établissant un recyclage des ressources dans la région. Le système financier traditionnel est ainsi fait que, d’une manière ou d’une autre manière, l’épargne d’une microrégion termine déposée dans les banques formelles, celles-ci captent ces ressources sans les réallouer dans la microrégion en question mais les aspirent vers les grandes villes ou les exportent, c’est alors la fuite de capitaux. Avec la NAFR, nous recréons de nouveaux ciments, ouvrant de nouveaux espaces où nous pouvons faire circuler de nouveau ces ressources, en priorisant le local, sans spéculation.
TAOA : Comment s’articule la Banque du Sud avec la monnaie ? A quel état en sont la Banque du Sud et le SUCRE ? Pouvez-vous faire faire comprendre à nos lecteurs que ce n’est pas le même espace que gouvernent la Banque du Sud et le SUCRE ? Il y a l’histoire de la Banque de l’ALBA, pourquoi s’est-elle faite de manière alternative par rapport à la Banque du Sud et l’UNASUR ?
PP : Depuis la commission dans laquelle nous travaillons en Equateur, nous avons fait une série de propositions sur le plan technique qui rendent viables les coalitions politiques décisives. Mais c’est un thème complexe, le processus d’intégration latino-américaine se réalise à des rythmes différents, et c’est pour cela que dans notre proposition la Banque du Sud, le SUCRE, et l’alternative au Fond Monétaire International sont des instruments complémentaires, il faut concevoir ces composantes de manière modulaire. Il faut avancer selon les conditions politiques qui nous permettent de négocier avec les autres pays frères. C’est ainsi que dans la cas de la Banque du Sud, nous avons l’approbation de sept pays, incluant quatre pays du MERCOSUR : Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay, plus les pays du nord de l’Amérique du Sud : le Venezuela, Bolivie et Equateur, membres de l’ALBA. Dans le cas du SUCRE, en revanche, les pays du MERCOSUR ne sont pas présents, il n’y avait pas la possibilité qu’ils s’intègrent dans ce design aux rythmes politiques qui s’imposaient à ce moment-là. Le thème du SUCRE a été mené plus avant par les pays de l’ALBA, composés des trois pays déjà cités plus Cuba, Nicaragua, Saint Vincent et Grenadine, et d’autres pays des Caraïbes. Ainsi, nous avons une situation contradictoire et complexe dans laquelle les présidents des sept pays qui intègrent la Banque du Sud ont signés en décembre 2007 un acte fondateur qui reconnait la nécessité d’une monnaie régionale et qui reconnait la nécessité d’avancer sur une alternative au FMI. Et cependant, tous les pays n’ont pas avancé sur ces deux autres piliers.
Mais, nous pouvons espérer qu’au moment où la Banque du Sud avancera sur le projet de réseaux ferrés dans tout le continent, indépendamment des dogmatismes idéologiques, qu’il soit de gauche ou de droite, qu’il sera difficile aux pays du continent de se maintenir éloigné de ce projet. De la même manière, nous pourrions parler du cas de la souveraineté alimentaire avec la proposition d’ une réserve stratégique d’aliments grâce à la mise en place d’un réseau de silos sur le continent contrôlés par les gouvernements et les producteurs locaux pour couvrir n’importe quel contingence : tremblement de terre, sécheresse, inondation ; stabiliser les prix des matières premières, et garantir aux consommateurs un panier de produits basiques à un prix accessible.
Les propositions de la NAFR se convertissent alors en instruments très pragmatiques pour améliorer le quotidien d’une grande quantité d’acteurs sociaux mais en même temps, qui répond à une série de propositions stratégiques de changer le champ d’action, de rompre avec cette logique de jeu à somme nulle, en établissant de nouveaux espaces de négociations et de nouvelles perspectives de développement, différentes de celles qui traditionnellement ont été présentées dans les négociations. C’est pour cela que nous croyons que ce que nous mettons en place, ces composantes basiques de la NAFR sont un élément réellement central pour rendre viable le nouvel horizon d’intégration.